Au cœur de l’intime

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Je suis plombier. Plombier de luxe. Je m’occupe de déboucher les artères qui irriguent le cœur, lorsqu’elles sont bouchées. Ce métier s’appelle cardiologue interventionnel. On le distingue de celui d’autres cardiologues, comme par exemple mes collègues spécialistes des troubles du rythme cardiaques, qu’on appelle des rythmologues et qui seraient, eux, plutôt des électriciens.

On peut, légitimement, se demander ce qu’un cardiologue « plombier » vient faire dans un colloque organisé par des gynécologues et psychanalystes et consacré à l’intimité.

  •  Sûrement un peu de piété filiale, pour le fils d’une gynécologue psychosomaticienne (je me souviens d’être passé, petit garçon, devant des réunions vespérales du groupe Balint auquel participait ma mère qui se tenaient dans le salon de notre appartement familial).
  • Peut-être un peu de réceptivité à l’idée que le soma n’est pas tout et que les plombiers gagnent aussi à intégrer la psyché dans leur réflexion médicale.
  • Mais aussi probablement un peu plus que cela, tant il est clair que le cœur est à de multiples titres, un organe « intime », intérieur, secret et profond

De façon symbolique, le cœur est le siège des émotions, de l’activité spirituelle et morale. Le langage populaire identifie bien le cœur et l’intime, en exhortant chacun à « ouvrir son cœur », et voit bien dans le cœur, l’organe de l’émotion, à travers de multiples métaphores : cœur que l’on brise, que l’on fend, qui est de pierre ou qui est absent chez ceux qui sont insensibles ou au contraire, « bon » chez les personnes charitables.

Mais il n’y pas que l’imagination populaire pour voir le cœur comme l’organe des émotions. Les égyptiens imaginaient plusieurs cœurs avec un muscle cardiaque, mais aussi un cœur spirituel, siège de la pensée, des émotions et de la mémoire. Aristote voyait (contre Hippocrate) le cœur comme le siège de l’âme et cette vue a prévalu jusqu’au moyen âge tardif. Cette conception peut paraitre naïve aujourd’hui, mais n’oublions pas que les émotions violentes , la peur, la colère, l’amour, déclenchent des battements de cœur rapides et intenses, des tachycardies, et que les anciens avaient bien noté que les manifestations somatiques des émotions étaient souvent cardiaques ou cardiovasculaires. Je voudrais aller un peu plus loin dans ce lien entre émotions et cœur et en évoquer au moins 2 aspects qui ont été bien étudiés dans les dix dernières années

1. Tout d’abord, L’infarctus du myocarde. C’est la première cause de mortalité dans le monde. On connait désormais bien les mécanismes qui conduisent à un infarctus du myocarde : l’infarctus c’est l’occlusion brutale d’une des artères qui irrigue le cœur. Ces artères sont disposées en couronne autour du cœur et on les appelle donc les artères coronaires. On sait que cette occlusion coronaire ne se fait pas n’importe où ni n’importe quand. Elle se fait à l’endroit où préexiste un dépôt de graisse dans la paroi de l’artère. Ce dépôt s’est fait de façon totalement silencieuse pendant plusieurs décennies.

Il peut débuter dès l’enfance ou l’adolescence et lorsque l’on examine les artères de jeunes adultes occidentaux (c’est par exemple ce que l’armée américaine a fait en autopsiant les jeunes gens tués pendant la guerre du Vietnam), on peut voir, très tôt, même chez des sujets en bonne santé apparente, sur la face interne de ces artères, des plaques qui correspondent à ces dépôts qui sont des dépôts de cholestérol. La taille de ces dépôts va croître lentement et silencieusement pendant des années, le plus souvent avec peu voire même aucun symptôme ni évènement.

Ce qui fait qu’un jour, l’artère va se boucher totalement, c’est lorsque la surface de ce dépôt de cholestérol , cette plaque, se déchire, exposant au sang circulant dans l’artère une surface très propice à la coagulation du sang et qui fait qu’en quelques minutes, il va se former un caillot qui va totalement obstruer l’artère et, là, donner un tableau bruyant d’infarctus du myocarde avec une grande douleur dans la poitrine et des anomalies de l’électrocardiogramme.

Or, les facteurs qui prédisposent à la formation des plaques de cholestérol dans la paroi artérielle sont des facteurs bien connus : le tabac, l’élévation du taux de cholestérol dans le sang, le diabète et l’hypertension artérielle. Par contre, on connait beaucoup moins bien les facteurs qui prédisposent au « déclenchement » de l’infarctus par la rupture de plaque. A dire vrai, on n’en sait pas grand-chose.

On a en tous cas remarqué que dans les heures et les jours qui suivent une émotion violente, liée par exemple à une mauvaise nouvelle telle que l’annonce du décès d’un proche, ou un licenciement, le risque de survenue d’un infarctus du myocarde est substantiellement augmenté (multiplié par 40 par rapport à une période contrôle). Ce sur-risque persiste quelques jours, puis à un niveau plus atténué pendant quelques semaines, et, s’il ne s’est rien passé de nouveau, disparait après environ 1 mois. On voit donc qu’une émotion violente peut littéralement être le facteur déclenchant d’un infarctus du myocarde.

2. Le Syndrôme des Cœurs brisés : Les émotions peuvent aussi avoir des conséquences cardiaques graves, en dehors de l’infarctus du myocarde. Elles peuvent être la « gâchette » qui déclenche un trouble du rythme plus ou moins grave, mais parfois mortel chez des sujets cardiaques. Elles peuvent aussi, à elles seules, donner une affection aigue grave et parfois mortelle assez étonnante et récemment décrite qu’on appelle le syndrôme de Tako-Tsubo. Ceci mérite une petite explication : le Tako-Tsubo, c’est le nom japonais d’une petite amphore qui sert aux pécheurs japonais à pêcher des poulpes. Il se trouve que des médecins japonais ont observé que dans les heures qui suivaient une émotion très violente, positive ou négative certains sujets développaient des douleurs dans la poitrine sans véritable anomalie à l’électrocardiogramme et sans les signes habituels de l’infarctus.

Lorsqu’on réalise des images des artères coronaires de ces sujets elles sont normales. Par contre, si l’on regarde le fonctionnement du ventricule gauche, celui-ci est déformé avec une immobilité partielle ou complète de la pointe du cœur qui, en temps normal, se contracte vigoureusement à chaque battement cardiaque. Lorsque l’on fait une image du ventricule gauche, ceci lui donne l’aspect d’une petite amphore, identique au Tako-Tsubo japonais. On a donc appelé cela le syndrôme de Tako-Tsubo. On n’en connait pas bien les mécanismes ni le traitement, mais dans la plupart des cas, cela guérit spontanément en quelques heures à quelques jours. Les américains appellent cela le « syndrôme des cœurs brisés ». Je me permets d’ailleurs une parenthèse : cette affection a été décrite assez récemment.

Avant qu’elle soit décrite et identifiée, on appelait cela des « infarctus à coronaires normales », même si on ne comprenait pas très bien le mécanisme hypothétique de ces derniers. Ce qui est intéressant c’est qu’une fois que le syndrôme de Tako-Tsubo a été décrit et conceptualisé, on s’est rendu compte que ce phénomène était relativement fréquent, alors qu’avant les « infarctus à coronaires normales » étaient considérés comme exceptionnels… Le fait de nommer et de conceptualiser le syndrôme a permis de reconnaitre cette même affection qui avait la même fréquence, les mêmes symptômes relativement bruyants mais que la Médecine littéralement « ne voyait pas ».

Le titre de cette séance de fin de matinée est « Confier son corps et son intimité » . Comme beaucoup de soignants, mon métier implique un accès à l’intimité des patients que je prends en charge :

Confier son corps et son intimité c’est autoriser un accès à son intimité corporelle, c’est être souvent partiellement ou totalement « nu » devant un soignant ou parfois toute une équipe médicale. C’est une situation codifiée et acceptée socialement dans le contexte médical de la consultation ou de l’hospitalisation ou elle fait partie de la transaction entre soignant et soigné. Sujet que les gynécologues connaissent bien. C’est parfois un peu plus inhabituel lorsque l’hospitalisation se fait en situation d’urgence vitale comme la phase aigüe de l’infarctus du myocarde, où le SAMU amène à l’hôpital directement dans le service de cardiologie et en salle de cathétérisme un ou une patiente.

A ce stade, l’urgence absolue est de déboucher l’artère coronaire occluse le plus vite possible pour limiter les dégâts cardiaques et cette procédure impose de déshabiller le patient ou la patiente et effectuer immédiatement sous anesthésie locale un cathétérisme de l’artère pour déboucher celle-ci. Dans cette situation, la nudité, la violation de l’intimité n’a pas été planifiée, anticipée ou négociée avec le patient. L’urgence n’a pas permis la transaction avec un patient que l’on commence à traiter bien souvent avant même d’avoir son nom et son prénom… L’intimité c’est bien sûr les discussions sur la sexualité.

Par exemple les discussions sur la reprise d’une activité sexuelle après un accident cardiaque, ses risques éventuels, ses modalités, parfois précises et d’ailleurs étudiées et décrites de façon clinique dans la littérature médicale cardiologique. C’est un sujet important et encore très sous-estimé. Par exemple, on sait que, même parmi les sujets les plus jeunes, ceux affectés par un infarctus du myocarde avant 55 ans, la reprise d’une sexualité active est vécue comme problématique chez environ 60% des femmes et 45 % des hommes après l’infarctus, avec la crainte d’être la cause d’un nouvel accident cardiaque, tant pour celui ou celle qui a fait un infarctus que pour son ou sa partenaire.

Les études descriptives montrent également qu’alors que les soignants discutent souvent en grand détail de l’alimentation ou de l’activité physique avec leurs patients, la majorité des médecins n’aborde pas la question de la sexualité avec les patients convalescents d’un infarctus : ceci n’aura lieu que chez 40% des hommes et seulement 1⁄4 des femmes. Ce sont les patients qui initient le plus souvent cette discussion et on a observé que le fait d’avoir eu cette discussion était un facteur associé à un moindre risque de troubles de la sexualité. L’un des articles sur les troubles de la sexualité post infarctus chez la femme s’intitule d’ailleurs : « je ne suis pas qu’un cœur, je suis une personne toute entière »

L’intimité cela peut toucher à des informations sur la vie et la mort. Cela peut être le souhait d’un ou d’une patiente de dissimuler à son entourage un pronostic cardiaque grave. Il peut aussi s’agir d’une discussion avec un ou une patiente sur les risques et les bénéfices du traitement pour éviter un accident cardiaque, qui est souvent, mais pas toujours redouté. On se retrouve parfois dans la situation paradoxale où des patients font valoir que la mort cardiaque subite n’est pas si redoutée, qu’elle peut même être la mort désirable, voir la mort idéale (« Docteur, mourir dans son sommeil »).

La mort cardiaque est souvent perçue comme une mort rapide, souvent indolore ou presque, une mort « propre » me disait il y a quelques jours un patient. S’il y a bien une chose qui est intime c’est la possibilité de choisir sa mort, son moment ou ses modalités, or, c’est un choix qui n’est presque jamais possible. A défaut de pouvoir entièrement contrôler le moment et les modalités de sa propre mort, on peut décider d’arrêter les traitements prescrits pour le cœur, avec l’idée que la mort « cardiaque » c’est finalement une mort souhaitable, ou en tous cas préférée à d’autres causes, si tant est que l’on puisse la choisir ou que le fait d’arrêter son traitement puisse la précipiter.

Evidemment, la difficulté c’est qu’on ne peut choisir le type de l’accident cardiovasculaire qui pourrait survenir lors d’un arrêt de traitement, et que s’il pourrait s’agir d’une mort subite, il peut aussi s’agir d’un accident vasculaire cérébral qui n’est pas nécessairement mortel et même l’est de moins en moins, et peut parfois laisser un handicap majeur.

L’intimité c’est aussi une « conscience partagée ».
Ce que j’ai connu de plus intime, c’est un regard.
Le regard d’un patient qui était en arrêt cardiaque et qui était en train d’être réanimé par l’équipe médicale et paramédicale et qui reprenait connaissance sous l’effet du massage cardiaque que nous lui administrions et qui au moment où il a repris connaissance nous a vu au-dessus de lui, en train de lui faire un massage cardiaque, mais qui dès que nous arrêtions le massage, reperdait connaissance. Ce regard d’un patient qui, réanimé, redevenait sujet pour quelques secondes à chaque fois, a probablement compris ce qui lui arrivait mais a reperdu connaissance à plusieurs reprises et que nous n’avons finalement pas pu sauver, je le vois comme le partage vertigineux d’une intimité.

Ph. Gabriel Steg
Hôpital Bichat, AP-HP, et Université Paris-Diderot, Paris.

Colloque GYPSY 2018